Vision celadon

Le jour où Londres a failli devenir un Paris bis

Le jour où Londres a failli devenir un Paris bis

Par Leyla Kikukawa

Le 03/09/2020

Il y a 354 ans se déclarait le Grand Incendie de Londres. Pour renaître de ses cendres, Londres a failli devenir un Paris bis…mais a choisi de rester Londres tout en se transformant. C’est ainsi qu’ont été posées les premières pierres de ce qui sera La City : le premier centre d’affaires de l’histoire de l’économie… Une vraie leçon d’innovation pour les organisations établies.

Dans la nuit du 2 au 3 septembre 1666, Londres a connu le pire incendie de son histoire en termes de dégâts matériels. Bien qu’il n’ait fait que 9 victimes, le Grand Incendie a réduit en cendres un tiers de la ville de l’époque, dont la cité médiévale (qui s’appelait déjà la City) et 100 000 habitants perdirent leurs maisons.

La manière dont la ville a été reconstruite illustre parfaitement l’idée que j’essaie de défendre à travers ma structure Celadon, à savoir qu’une bonne innovation est une innovation qui prend en compte le passé de l’organisation (ou en occurrence de la ville) qui la met en œuvre –  plutôt que de simplement répliquer un modèle dominant ou à la mode.

Mais voyons cela de plus près.

1. L’échec du plan de la ville parfaite

La cité médiévale ayant disparu, une nouvelle ville peut maintenant la remplacer. Mais il faut aller vite car la moitié de la population de la City campe dans des zones épargnées par l’incendie.

L’historien britannique Simon Thurley raconte l’ambiance de l’époque1 :  « Je pense que personne ne savait quoi faire. Il n’existait pas de manuel qu’on aurait été chercher sur l’étagère et qui vous aurait dit : « page 47, voilà comment faire ». Il y avait un grand vide de pouvoir. Et dans ce vide sont arrivés 2 intérêts très puissants : Tout d’abord l’intérêt du commerce, qui disait « relève toi, avance, on ne peut pas se permettre de se disperser » Et d’autre part, il y avait une opportunité. »

Cette opportunité, c’est celle présentée par Christopher Wren, mathématicien et architecte.

Ami d’enfance du roi Charles II, celui-ci l’a envoyé à Paris un an auparavant dans une sorte de mission d’espionnage. Il revient à Londres avec une grosse malle pleine de livres, de croquis, de gravures et dit dans une de ses lettres: « J’ai ramené tout Paris avec moi sur papier».

L’ambition de Wren est de faire de Londres un Paris bis. Alors, quand il apprend la nouvelle de l’incendie, il se précipite chez le roi et lui propose un plan de reconstruction de la City à l’image de Paris : Wren veut effacer le tracé de la cité médiévale et construire une capitale royale faite de grandes places et de larges avenues.

Le plan de Wren pour la reconstruction de la City

D’après Simon Thurley, c’était « totalement contraire à l’esprit anglais puisque l’histoire de Londres jusqu’ici avait été un développement par des actes individuels, des entrepreneurs, des marchands. Or là, ça aurait été une proposition qui aurait été imposée par l’Etat.[…]  C’était une catastrophe absolue. Car clairement un projet dirigé par l’Etat allait prendre une éternité à être réalisé et donc allait interrompre l’activité première de la City : faire de l’argent. »

C’est ainsi que les commerçants obtiennent finalement gain de cause et le plan de Wren est abandonné : La City est reconstruite sur les tracés de la ville ancienne mais avec des maisons en briques. Sur les 13500 maisons qui ont été brûlées, seulement 4000 sont rebâties. D’un lieu à forte densité de population, il devient un centre d’affaires. C’est la naissance d’une ville moderne qui trouve sa nouvelle vocation.

Peter Rees, urbaniste britannique conclut : « Si le plan de Wren avait été réalisé, nous aurions été une belle ville parisienne, inadaptée pour être un centre financier mondial : une ville si majestueuse, si belle, si finie, si parfaite qu’elle n’aurait pas pu continuer à s’adapter. La grande constante de l’histoire de Londres c’est celle du changement. Puisque Londres n’a jamais été planifiée, elle peut facilement être reconstruite et refaite. Elle se transforme en permanence dans sa forme urbaine aussi bien que dans ses technologies et sa manière de faire des affaires. »

2. Quel enseignement les organisations établies peuvent-elles tirer de cet épisode de l’histoire ?

s’il est tentant en innovation de copier un modèle à la mode, ou d’imiter ce qui se fait de plus beau ou de plus sophistiqué ailleurs, ce n’est pas forcément adapté à son organisation. Une innovation étant étroitement liée au contexte (temporel, spatial, culturel…) où elle a vu le jour, la transplanter à l’identique sur d’autres terres n’aurait en effet guère de sens.

Par exemple, et pour continuer sur les stratégies territoriales, beaucoup de pays et de villes cherchent à répliquer la Sillicon Valley, or c’est une tentative condamnée d’avance car chaque zone géographique a ses atouts et ses faiblesses propres. En effet, si la Sillicon Valley est devenue ce qu’elle est depuis les années 50, c’est parce qu’elle a réussi à tirer le meilleur parti de nombreux facteurs, dont la co-existence ne se trouvait nulle part ailleurs et à aucune autre époque de façon si nette : la proximité des grandes universités, l’afflux massif des investissements de l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale, une large communauté d’individus animées par des valeurs et des références communes (l’individualisme, la foi dans la technologie, l’engouement pour la science-fiction et la philosophie d’Ayn Rand2…), une première génération d’entrepreneurs suffisamment riches et convaincus pour financer, en tant que business angels, les générations ultérieures…

Le garage où William Hewlett et David Packard ont développé dans les années 1930 leur premier produit électronique. Considéré officiellement par l'État de Californie comme le point de départ de la Silicon Valley, c'est aujourd'hui un musée.

D’ailleurs, La Sillicon Valley de 2020 n’est plus ce qu’elle était en 1960 ou en 1990, et elle peine aujourd’hui à prouver qu’elle reste le modèle à suivre. En effet, la concurrence saine d’acteurs disparates a laissé la place à un oligopole des GAFAM, la vision « techno-béate » de la Vallée ne séduit plus autant les nouvelles générations qu’avant, le niveau prohibitif des loyers incite les jeunes pousses à tenter leurs chances ailleurs etc.

Attention, je ne prône pas pour autant un relativisme de principe : il y a forcément à s’inspirer d’une région comme la Sillicon Valley (tout comme d’autres territoires emblématiques), mais ce qui est important c’est de ne pas vouloir à tout prix réunir les prétendus « ingrédients du succès » de l’exemple à suivre, mais de piocher des inspirations çà et là, en connaissance de cause et en tenant compte de ses propres caractéristiques : Paris-Saclay n’est pas plus la Sillicon Valley que Londres en 1666 n’était Paris!

3. Introspectif ET prospectif

Dès lors, comment se réinventer sans délaisser son passé ? Comment se transformer tout en continuant à créer de la valeur pour ses clients, ses employés, ses partenaires? Comme l’a dit l’historien Simon Thurley à propos du Londres de 1666, il n’existe pas de manuel qu’on irait chercher à l’étagère et qui nous dirait quoi faire. C’est aussi ce qui fait que l’innovation est stimulante et intéressante.

Je proposerai simplement deux pistes.

Pour bien innover, nous l’avons vu avec l’exemple de Londres, il faut aussi une bonne dose d’introspection et de prise de recul pour résister à la tentation (grégaire et instinctive) de reproduire le modèle dominant. Bref, il faut être à la fois introspectif et prospectif. Il est utile pour cela de prévoir des moments où l’organisation fait un retour sur elle-même et le chemin parcouru, pour esquisser celui à venir. Voici des questions que ce travail d’ « introspection organisationnelle » pourrait explorer:

De quoi est fait le « patrimoine immatériel » de l’organisation (genèse, actions symboliques, cultures d’entreprise, valeurs cardinales…) ?

Comment pourrait-elle s’appuyer sur son patrimoine matériel et immatériel pour se réinventer ?

Quelles épreuves a-t-elle déjà surmontées, qui montrent sa capacité à rebondir et à se transformer?

Une deuxième clé est de partir des problèmes pressants que l’on souhaite résoudre en tant qu’organisation, et travailler dur pour élaborer des solutions efficaces et adaptées. Que ce soit pour trouver des nouveaux relais de croissance, toucher d’autres profils d’utilisateurs, mieux travailler avec ses fournisseurs, le fait de s’attaquer à des problèmes concrets pousse à aller à l’essentiel et fait gagner du temps.  C’est là qu’on va confronter et mélanger des sources très diverses : des anciens projets internes remis au goût du jour, des solutions ayant fonctionné dans d’autres organisations, des retours de clients, des découvertes faites par hasard, des notions issues de disciplines très différentes… Quelques questions pragmatiques peuvent aider ensuite à trier les ébauches de solutions et retenir les meilleures :

Quelle est la capacité de la solution à résoudre le problème qui me préoccupe ?

Quelle est sa capacité à s’adapter à mon organisation, à sa culture, à ses pratiques ?

Son implémentation ne va-t-elle pas occasionner un problème encore plus grand que le problème initial à résoudre ?

D’ailleurs, la focalisation sur les problèmes concrets est sans doute ce qui a fait le succès de la reconversion de la ville de Loos-en-Gohelle, dans les Hauts de France, au début des années 2000. Foyer des 1ère et 2ème révolutions industrielles, puis devenu un bassin minier sinistré dans les années 1990, Loos-en-Gohelle a su se renouveler comme ville pionnière du développement durable de renommée mondiale (inscrite depuis au patrimoine mondial de l’UNESCO et plébiscitée par Jeremy Rifkin, économiste et théoricien de la 3ème révolution industrielle).

Ancienne cité minière, on trouve à Loos-en-Gohelle les deux plus hauts terrils houillers d'Europe

Mais interrogé sur les secrets de ce succès, son maire Jean-François Caron garde les pieds sur terre : « La ville est marquée par les séquelles de l’extraction minière, sur le plan social, mais aussi environnemental : affaissement des sols de 15 mètres, pollution des nappes phréatiques, friches industrielles… La notion de développement durable peut paraître très technique et lointaine. D’où l’importance d’un discours qui parle aux habitants des choses du quotidien, de leur quotidien. L’amélioration de la qualité du cadre de vie, la réalisation d’économies d’énergie et la création d’emplois leur importent bien plus que des discours écologistes, technos ou moralisateurs. »3

Loos-en-Gohelle illustre finalement assez bien l’image du kintsugi, que j’aime à citer pour décrire ma démarche d’innovation : un objet ancien et cassé est réparé en comblant ses fêlures par des jointures en or. De même, ses fêlures causées par un siècle et demi d’extraction minière et le drame de la désindustrialisation, Loos-en-Gohelle les a comblées par un nouvelle jointure riche en sens et en valeur, l’économie durable.

1. Les détails et citations sur la reconstruction de Londres sont tirés du documentaire de Frédéric Wilner sur Arte (2017) : « Trois villes à la conquête du monde : Amsterdam, Londres, New York ». https://www.arte.tv/fr/videos/069809-002-A/trois-villes-a-la-conquete-du-monde-amsterdam-londres-new-york-2-4/

2. Ayn Rand est considérée comme la théoricienne d’un capitalisme individualiste et prônant les valeurs de la raison, du mérite et de l’« égoïsme rationnel », son concept central. Ses œuvres de fiction ont eu un très fort retentissement chez les entrepreneurs de première génération de la Sillicon Valley. Selon une étude de la bibliothèque du Congrès américain dans les années 1990, son livre Atlas Shrugged serait même le livre le plus influent aux Etats-Unis, après la Bible !

3. Entretien avec Jean-François Caron dans “Loos-en-Gohelle, la conversion d’un territoire” (2013). https://www.cairn.info/revue-projet-2013-5-page-105.htm#

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