A quand les climatologues psychologues ? (Ou comment auto-limiter sa consommation sans même y penser)
Par Leyla Kikukawa
Le 06/10/2020
En 1972, Le club de Rome, réunissant climatologues, économistes et fonctionnaires, devient mondialement connu avec son rapport intitulé « Les limites à la croissance ». Selon lui, le système économique mondial allait s’effondrer en soixante ans (2030), confronté à la diminution des ressources et à la dégradation de l’environnement. Ce rapport a fait émerger le terme de décroissance, le nouveau mot d’ordre pour freiner la tendance des pays industrialisés à s’enrichir aux dépens de la Nature. Si le sujet est quelque peu éculé, l’angle sous lequel je l’aborde est atypique et peu exploré malgré son apparente simplicité. Cette approche, qui s’apparente plutôt à la psychologie et aux sciences cognitives, pourrait se résumer ainsi : «Notre faire doit déterminer ce que nous ne faisons pas ».
Mais avant de préciser ce que j’entends pas là, je commencerai d’abord par rappeler quelques faits et analyses.
1. Un statu quo désarmant ?
Nous sommes en 2020, 10 ans avant la date fatidique annoncé par le club de Rome. Avons-nous réussi à redresser la barre? Force est de constater que cette mise en garde n’a eu que peu d’effet et que le diktat de la croissance sévit toujours : les entreprises écoulent leurs produits pour maximiser leurs bénéfices, la publicité crée des désirs d’achats superflus, les consommateurs achètent les produits les moins chers. Les initiatives qui vont dans le sens contraire existent bien sûr, mais vu leur faible ampleur, elles ne sont malheureusement que l’exception qui confirme la règle.
On peut dire que la situation a même empiré par rapport à 1972: en effet alors que, pendant 1 siècle et demi, ce joyeux système de croissance était réservé à quelques pays riches et occidentaux, aujourd’hui ce système a conquis la plupart des pays du monde, et en particulier l’Inde et la Chine qui comptent à eux deux 2,6 milliards d’habitants.
Comment cela se fait-il que malgré les mises en garde répétées des scientifiques depuis au moins 50 ans, on n’ait toujours pas réussi à changer de disque ?
Il y a certainement beaucoup de raisons pour que ça ne change pas. Un des freins et non les moindres est que ceux qui ont accaparé le plus de ressources et de capital sont en général aussi ceux qui orientent, de près ou de loin, les politiques publiques et mêmes les lois. S’ils ne font pas déjà partie des cercles de pouvoir, ils les infiltrent à travers des lobbys. Or sans surprise, ces individus vont chercher à maintenir et même amplifier le système qui leur a tant profité.
Mais laissons là pour le moment les multimilliardaires dans leurs fauteuils en cuir capitonnés. Parce qu’on peut leur reprocher beaucoup de choses, mais pas la totalité de ce qui ne va pas. Osons croire que nous ne sommes pas des automates et que chaque individu a une marge de liberté, aussi minime soit-elle, qui peut orienter notre destin collectif vers un mieux-être et un mieux-vivre. La question est comment
2. Petite étude syntaxique des appels à s’auto-limiter
Il y a une chose étrange que j’ai remarquée dans la façon dont les média parlent du climat et de la nécessité de consommer autrement. Peut-être l’avez-vous remarqué aussi.
C’est souvent sous la forme d’une injonction doublement négative, du type : “si tu ne veux pas A, ne fais pas B ; si tu veux que A ne soit pas trop grave, fais moins B” etc.
Par exemple, si vous voulez que les abeilles ne disparaissent pas complètement de nos campagnes d’ici 20 ans, ne mangez pas d’OGM traité au glyphosate. Ou encore : Pour ne pas dépasser les 2°C de température moyenne d’ici 2050, prenez moins l’avion.
Ce type de discours est certes adapté à un raisonnement scientifique sur les probabilités : par exemple, on sait quelle est la part du trafic aérien dans la production à l’échelle planétaire de gaz à effet de serre, donc si on réduit de tant le nombre moyen de voyages en avion par habitant, on sait que ça va réduire de tant le gaz à effet de serre.
Fort bien, mais ce genre de discours n’aidera guère Monsieur et Mme Tout-le-monde à modifier significativement leur manière de vivre : pas très motivant en effet de renoncer à une activité récurrente souvent perçue comme plaisante (s’acheter de nouveaux vêtements ou un nouvel ordinateur, prendre l’avion pour aller en vacances) pour empêcher une situation collective future perçue comme déprimante mais inévitable (la destruction de la planète)… En plus le renoncement demandé est exprimé en des termes consuméristes, il fait souvent référence au mode de vie consumériste, mais sous la forme négative du manque. Donc même si on vous dit d’y renoncer, ça ne vous aide pas vraiment à changer de disque, vous restez dans le même cadre de pensée.
3. Redonner goût à ce qui est bénéfique plutôt que de condamner l’action néfaste
Cela me fait penser à un aphorisme de Nietzsche dans le Gai Savoir dont voici un passage :
« Au fond j’ai en horreur toutes les morales qui disent : « Ne fais pas telle chose ! Renonce ! Dépasse-toi !» – je suis en revanche bien disposé envers les morales qui m’incitent à faire quelque chose […] à le faire bien, aussi bien que moi seul justement, je le peux. Qui vit de la sorte voit tomber continuellement, l’une après l’autre, les choses qui n’appartiennent pas à une telle vie : c’est sans haine ni répugnance qu’il voit aujourd’hui telle chose, demain telle autre prendre congé de lui, telle les feuilles jaunies que chaque petit coup de vent un peu vigoureux ravit à l’arbre. […] « Notre faire doit déterminer ce que nous ne faisons pas »1
Ce que nous dit Nietzsche en substance, c’est qu’au lieu de demander à quelqu’un de renoncer à quelque chose qu’il chérit, il est plus efficace de l’inciter à s’absorber dans une nouvelle activité qui lui donne une satisfaction personnelle et qui, par voie de conséquence, le fera oublier la chose à laquelle il devait renoncer.
Mais c’est une maxime qu’on peut aussi s’appliquer à soi-même: Plutôt que nous forcer à tout prix à renoncer à quelque chose que nous apprécions faire habituellement, nous pouvons essayer de nous absorber dans une nouvelle activité gratifiante et qui aura comme conséquence secondaire de nous détourner de nos anciennes (mauvaises) habitudes.
On retrouve d’ailleurs une approche similaire dans les sciences de l’éducation. Dans un texte sur la pédagogie de l’engagement, le spécialiste de la psychologie sociale Robert-Vincent Joule alerte en effet sur l’inefficacité des remontrances:
« Imaginons un adulte en train de dire à un enfant : « Tu as bien compris : il ne faut pas jeter des papiers par terre. Je compte sur toi », ou encore : « Tu ne fais aucun effort… il faut t’intéresser à ce que tu fais en classe, etc. » Que fait-il sinon activer le présupposé selon lequel il est dans la nature de l’enfant de jeter des papiers par terre, de ne pas faire d’effort ou de se désintéresser de son travail scolaire ? Il contribue ainsi à naturaliser les traits de personnalité (« malpropre », « partisan du moindre effort », etc.) qui débouchent sur les comportements qu’il dénonce (jeter des papiers par terre, en faire le moins possible, etc.). »2
L’auteur préconise à l’inverse un principe de dénaturalisation qui consiste à distendre la relation entre l’enfant et le trait indésirable. Par exemple si un élève a une mauvaise note en maths, le professeur ou le parent peut lui dire des phrases comme « « Ça m’étonne beaucoup de toi », « Ça ne te ressemble pas », « Je ne te reconnais pas là », etc. [qui] concourent à distendre le lien entre la production et le producteur. Le recours au principe de dénaturalisation permet donc à l’élève de ne pas considérer qu’il est dans sa nature d’échouer dans telle ou telle matière et, de façon plus générale, dans son travail scolaire. »3 Outre ce principe, l’auteur recommande d’inviter l’élève à s’engager librement dans une action précise qui l’aidera à reprendre goût à la matière redoutée.
4. L’écologie de masse, ce n’est pas jeûner mais déguster autrement
Il est assez étonnant que l’on n’ait pas (ou peu) transposé cette manière de voir à l’écologie. C’est peut-être néanmoins un levier de changement très efficace pour la grande majorité d’entre nous, conscients des enjeux climatiques mais restant attachés à nos habitudes d’avant.
Qu’à cela ne tienne, pour le savoir, faisons un test ensemble!
Vous allez lire attentivement les deux situations ci-dessous et vous concentrer sur vos sensations.
- 1ère situation : Vous évitez de prendre l’avion pour partir en vacances, afin que les générations futures puissent continuer de vivre normalement sur Terre.
- 2ème situation : vous retrouvez votre bande de copains chaque weekend au printemps pour construire une cabane en forêt, où vous allez passer vos prochaines vacances ensemble pour observer les oiseaux.
Cette deuxième perspective est plus excitante, non ? En effet, vous faites quelque chose de nouveau et d’amusant qui vous permet de créer des expériences mémorables avec vos amis (et qui accessoirement vous évitera de prendre l’avion pendant vos vacances mais ça devient un effet secondaire).
En conclusion, si ce détour par la philosophie et la psychologie sociale vous a convaincus, ou du moins piqué votre curiosité, essayez de vous appliquer, dans votre rapport à l’écologie cette manière de penser : « Notre faire doit déterminer ce que nous ne faisons pas ».
- Friedrich Nietzsche : Le Gai Savoir, IV, 304
- Robert-Vincent Joule : De la théorie de l’engagement à la pédagogie de l’engagement dans « Réussir à l’école » https://books.openedition.org/pur/60163
- Ibid.
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