Vision celadon

Un été avec Marcel Bleustein-Blanchet

Un été avec Marcel Bleustein-Blanchet

Par Leyla Kikukawa

Le 22/02/2021

Pas de doute, la publicité cherche une nouvelle raison d’être. Tandis que le dernier numéro d’Usbek & Rica titre « Panique dans la pub ! », 21 associations et ONG ont récemment alerté les autorités et l’opinion publique sur la nécessité de mieux encadrer la publicité dans un souci écologique et démocratique (voir la synthèse du rapport)… C’est, pour ma part, une histoire toute personnelle que je voudrais vous raconter ici : celle de ma rencontre avec un des pères fondateurs de la publicité moderne, j’ai nommé Marcel Bleustein-Blanchet (1906-1996), fondateur de Publicis et de Radio-Cité.

1. De fil en aiguille…

Je qualifie cette rencontre d’improbable car rien ne me portait a priori à m’intéresser à celui qu’on surnomme aussi « MBB » ou « Monsieur Pub ». Je me considère en effet relativement « immunisée » contre la publicité, que je vois comme un sous-produit de la société de consommation qui oblige les organisations (surtout les grandes entreprises multinationales) à créer, souvent artificiellement, de nouveaux besoins et désirs chez des individus (nous !) pour écouler leurs productions à une cadence toujours croissante. Dans la mesure du possible je n’y prête donc pas  trop attention, même si parfois je me surprends à admirer les prouesses de créativité de certaines campagnes… Autant dire que je ne lis quasiment rien sur la publicité ou sur les gens qui la font.

Alors comment mon chemin a-t-il pu croiser celui de MBB ?!

Je vais vous décevoir mais notre rencontre n’en est pas une « pour de vrai », je veux dire que nous ne sommes pas rencontrées en personne. C’est bien après sa mort, tout récemment, à l’été 2019, que j’ai fait sa connaissance. Je venais de lire Les Angoisses du roi Salomon d’Emile Ajar (alias Romain Gary) qui m’avait beaucoup marquée. Ce roman parle d’un jeune homme défavorisé et à l’enfance difficile (Jean) qui rencontre Salomon Rubinstein, un vieux magnat du prêt-à-porter, le « roi du pantalon » et qui passe sa retraite à gérer une association caritative. Touchée par l’amitié ambivalente et peu commune qui va lier ces deux hommes, je fus intriguée de lire dans l’incipit du livre que le personnage de Salomon avait été inspiré par un certain Marcel Bleustein-Blanchet. Je me suis mise alors en tête d’en savoir plus sur ce curieux personnage…

A peu près au même moment, en arpentant les rues de Montmartre, quartier où je vis, j’avais découvert qu’un des squares où j’aime me poser un livre à la main s’appelait…square Marcel Bleustein-Blanchet ! Sur le moment, je sentis cette drôle de coïncidence comme une invitation à entendre ce que ce « vieux Marcel » avait à (me) dire. C’est ainsi qu’à l’été 2019, lors des journées chaudes et ensoleillées de juillet, j’allais tous les jours tôt le matin au dit square pour lire un ou deux chapitres des Mémoires d’un Lion, que MBB avait écrit moins de 10 ans avant sa mort en guise de témoignage à transmettre à la jeunesse et de condensé de ses expériences.

Il y aurait énormément à dire sur Bleustein-Blanchet, qui ne se laisserait pas résumer en un article ni même en dix. Je retiens surtout qu’il a été un entrepreneur autodidacte, un résistant pendant la guerre, un grand artiste des mots (on lui doit certains des slogans les plus célèbres comme « le chausseur sachant chausser » !), une personne engagée pour la jeunesse (notamment à travers sa fondation pour la Vocation) et un exemple d’humilité et de résilience. En effet, Publicis a été réduit en cendres à deux reprises : la première fois pendant la guerre où tous les actifs de l’entreprise ont été confisqués par les Nazis, et la seconde fois en 1972, littéralement, quand l’immeuble du siège avenue des Champs-Elysées a été emporté par les flammes lors d’un incendie. Et à chaque fois, l’entreprise fut rebâtie, sortant renforcée de l’épreuve.

Je me contenterai donc de vous inviter à la lecture des Mémoires d’un Lion et à simplement aborder ici un point qui me semble particulièrement intéressant, s’agissant du rapport de MBB à la créativité et à l’innovation. En effet, certaines intuitions visionnaires qu’il avait eues à propos de la publicité il y a déjà 70 ans, s’appliquent, à mon sens, à l’innovation en train de se faire aujourd’hui et peuvent même fournir de précieuses clés de compréhension et d’action pour demain.

2. Les ingénieurs et les poètes

Nous sommes au début des années 1950. Publicis décroche la création d’une campagne pour Colgate, le tout nouveau dentifrice de la marque américaine Cadum Palmolive. C’est la première fois que l’agence travaille pour un annonceur formé à la méthode anglo-saxonne, qui calcule et planifie la cible, la stratégie, les moyens.

Bleustein-Blanchet est très enthousiasmé par cette nouvelle approche, encore inconnue en France. Une campagne coûtant cher, il pense en effet qu’il faut:

« réduire les risques d’erreur au strict minimum et pour cela accumuler les informations utiles sur le consommateur, notamment à l’aide de sondages » (p163)

Ceci n’est pas sans rappeler des approches récentes de l’innovation, notamment initiées par Steve Blank et le mouvement Lean Startup, qui consistent à recueillir le plus d’informations possibles sur ce que veut la clientèle ou ses besoins non satisfaits avant d’investir dans le développement d’une innovation, pour minimiser les risques. Il s’agit de rajouter une couche de rigueur et d’empirisme logique pour contrebalancer l’effet « eurêka ! » que peuvent ressentir certains innovateurs, qui, persuadés de tenir l’idée du siècle ou de la décennie, sont tentés parfois de foncer tête baissée dans le développement d’un nouveau produit, sans avoir interrogé le moindre client ou utilisateur potentiel sur la pertinence du dit produit.

L’intérêt de l’approche Lean Startup est aujourd’hui très largement reconnu, mais il faut se rappeler qu’elle n’a été introduite que depuis les années 2000, et qu’avant cela, les innovations, qu’elles émanassent de grandes entreprises ou de startups, étaient le plus souvent le fruit de l’imagination ou de l’intuition de quelques profils visionnaires et haut placés capables de convaincre des investisseurs, force business plans et pitchs bien rôdés. Or comme le dit implacablement Steve Blank : « aucun business plan ne survit au premier contact avec un client. »

Que MBB ait déjà relevé cet écueil dès les années 50 à propos de la publicité est frappant. Mais ce qui suit l’est encore plus.

Comparant la publicité à l’aviation (l’autre passion de sa vie), Bleustein-Blanchet remarque qu’au fond la première est en train d’évoluer comme la seconde : avant on pilotait à vue « en se repérant sur le cours d’une rivière ou sur le profil d’une colline » et il n’était pas rare de rester accroché à des branches ou de faire un atterrissage forcé au milieu d’un troupeau de vaches ! Alors qu’aujourd’hui nos avions sont « des supermachines, hérissés de radars, qui volent avec une certitude infaillible, par tous les temps, et les pilotes sont en train de devenir des sortes d’ingénieurs » (p164)

Il se demande alors si les publicitaires doivent, eux aussi, devenir des sortes d’ingénieurs…

Voici sa réponse :

« Naturellement, il ne faudrait pas que les ingénieurs tuent les poètes. Une campagne publicitaire vaut ce que vaut la création, et la création passe par le talent, l’imagination, la sensibilité. En France, on a tendance à considérer que ce sont des dons qui s’accommodent mal d’une méthode ou d’une discipline ; on pense que l’intuition ne fait pas bon ménage avec la rigueur, et qu’il y a incompatibilité entre l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie. Personnellement, je ne suis pas d’accord. Il me semble que les créatifs ont tout à gagner à voir leur travail préparé par les hommes de réflexion. Il ne s’agit pas d’inféoder les premiers aux seconds, mais de faire en sorte qu’ils se complètent.

Un grand créatif, c’est une sorte de magicien, qui à partir d’une idée toute simple construit des merveilles pour l’imagination ; et qui tire de son chapeau, je veux dire de sa table à dessin ou de son encrier, des lapins, des colombes, des bouquets de fleurs, des étoffes multicolores.

Pas question de lui retirer son art, mais seulement de lui dire qui est dans la salle, et quel prix les gens ont payé leur place. 

Nous n’en sommes qu’au début de cette mutation, car c’en est une. Je l’ai vue venir et elle me fait plaisir. En dehors de toute considération, elle donnera à la publicité et aux publicitaires le sérieux, je n’ose pas dire l’honorabilité, qui leur faisait défaut quand je suis entré dans la carrière » (p164-165)

Dessin d'un illustre aviateur-poète. L'avez-vous reconnu?

Quels enseignements pouvons nous tirer de ces réflexions de Bleustein-Blanchet? Il me semble que le développement de nouveaux produits et services, qui est certes une des facettes importantes de l’innovation mais pas la seule, est en train de connaître aujourd’hui le même type de mutation que la publicité a connue à partir des années 1950, et l’aviation avant elle.

En effet, quiconque veut « sérieusement » développer un nouveau produit aujourd’hui (avec « honorabilité », dirait peut-être MBB) se doit d’étudier en profondeur qui sont ses clients cibles, quels sont leurs besoins et leurs problèmes, combien sont-ils prêts à payer, et en quoi le nouveau produit peut résoudre une partie de leur problèmes. C’est ce qui est au cœur des méthodes qui font référence aujourd’hui, que ce soit le Design Thinking ou le Lean Startup, le maître mot étant « l’utilité » (pour l’utilisateur final).

Et c’est sans aucun doute une grande avancée par rapport à la façon dont on développait les nouveaux produits avant l’arrivée de ces méthodes. Mais ce que suggère aussi la citation de MBB citée plus haut, c’est que cette couche supplémentaire de rigueur, de cadre, de « géométrie » ne doit pas tuer ce qu’il y a de poétique et d’intuitif dans l’innovation. Il s’agit de faire en sorte que rigueur et créativité se complètent, sans que l’un soit inféodé à l’autre. Le mathématicien Henri Poincaré avait, en son temps, admirablement résumé la même idée par cette phrase lapidaire:

« C’est avec la logique que nous prouvons et avec l’intuition que nous trouvons »

Et c’est plus facile à dire qu’à faire !

Je ne pense pas que nous ayons encore trouvé un « modus operandi », documenté et reproductible, qui permette que, dans un processus d’innovation, ces deux régimes d’actions (disons la rigueur méthodique et l’intuition poétique) puissent se compléter harmonieusement1. C’est peut-être la nouvelle frontière de l’innovation ! Et de ce point de vue-là, les publicitaires ont probablement une longueur d’avance sur les autres innovateurs, et ont encore beaucoup de choses à nous apprendre !

1. Même si certains chercheurs en management de l’innovation tentent depuis peu d’analyser cette alchimie entre logique et intuition. Voir par exemple les travaux de Gary Pisano, professeur à la Harvard Business School :  https://www.hbrfrance.fr/magazine/2019/05/25705-innovation-alliez-creativite-et-discipline/

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