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Les opposants à votre innovation : grains de sable dans la machine ou pépites ?

Les opposants à votre innovation: grains de sable dans la machine ou pépites?

Par Leyla Kikukawa

Le 07/07/2020

Si des personnes dans votre organisation ou votre écosystème de partenaires montrent de la résistance ou de l’indifférence par rapport à votre projet d’innovation, ne leur opposez pas en retour résistance ou indifférence ; écoutez-les : elles sont sans doute sources d’enseignements précieux, et détiennent peut-être les clefs pour faire réussir votre innovation. En effet, elles vous éclaireront sur deux questions essentielles : Les défis ou menaces que cette innovation permet de surmonter ont-ils été bien compris? Quelle est l’ampleur du changement culturel à opérer dans mon organisation pour que cette innovation réussisse ?

Vous trouverez peut-être peu conventionnelle une telle façon d’aborder l’innovation…et préféreriez vous en tenir à ce qui est connu et familier. Malheureusement, le connu et le familier donnent en la matière des résultats bien décevants, comme le montrent ces quelques chiffres :

  • 84%  des transformations digitales dans les entreprises échouent, malgré la mise en application de bonnes pratiques.1
  • 85% des entreprises sont insatisfaites de leurs efforts d’innovation de rupture. 2

Côté investissements, L’Etat français a investi en 2015 8,5 milliards d’euros pour soutenir l’innovation. La même année, 31 milliards d’euros ont été investis par les entreprises dans la recherche et développement en France et 758 millions d’euros investis dans le capital innovation (financement destiné au premier développement d’un produit et à sa première commercialisation lorsqu’une entreprise est au début de son activité).3

Si l’on s’en tient à ces premiers constats, l’innovation ferait donc perdre beaucoup, beaucoup d’argent aux entreprises et aux Etats. Dès lors, pouvons-nous nous permettre d’injecter de telles sommes dans des projets dont le taux de réussite moyen est d’à peine 15% ? C’est moins que la probabilité de gagner à un jeu de grattage… A une période où, crise sanitaire oblige, beaucoup d’entreprises ne sont même pas sûres de passer l’hiver, ne serait-ce pas plus raisonnable de cesser d’innover, de siffler la fin de la récré, et de reconnaître enfin que toutes ces histoires de « startup-nation », de « licorne », et « fail fast, learn fast » n’étaient que des lubies de quinqua en cravate se rêvant développeurs surdoués à la Silicon Valley ?

Pas si vite. Premièrement, ce qui fait perdre de l’argent, ce n’est pas l’innovation en tant que telle, mais la manière dont elle est majoritairement mise en œuvre aujourd’hui, qui engendre déception et insatisfaction. Deuxièmement, il est absurde de vouloir arrêter complètement d’innover, en tous cas si on considère – comme moi – que l’innovation est tout simplement le moyen pour une organisation d’évoluer avec son temps. Notre environnement ne nous attend pas pour changer et la place que nous y occupons est à réinventer sans cesse, en utilisant à la fois nos armes d’hier et notre impatience d’être demain.  Pour détourner un vieil adage, « qui fait du sur-place, perd sa place ». Et quel meilleur exemple que Kodak pour l’illustrer : première à avoir mis au point la photographie numérique, l’entreprise américaine a préféré continuer dans le tout-argentique car les premières photos numériques étaient de piètre qualité et risquaient d’entacher l’image d’excellence de la marque. Quelques décennies plus tard, Kodak disparaît, faute d’avoir su prendre ce tournant technologique majeur.

Alors comment dépasser cette première lecture des choses et passer à l’action ? S’il est absurde d’arrêter d’innover, c’est bien la façon d’innover qu’il faut renouveler, pour espérer obtenir des résultats plus probants. Comme le disait Albert Einstein :

« La folie, c’est de faire tout le temps la même chose et de s’attendre à un résultat différent! »

Des études récentes sur l’innovation avancent deux causes pour expliquer les écarts entre résultats escomptés et obtenus4:

  • les acteurs-clé d’un projet d’innovation (collaborateurs, partenaires, fournisseurs…) n’en comprennent pas suffisamment les bénéfices,
  • ces mêmes acteurs restent attachés à des habitudes qui freinent la diffusion de l’innovation.

Bref, les organisations surestiment la capacité des innovations à s’imposer d’elles-mêmes aux acteurs du projet.

Cela peut paraître étonnant à une époque où les marques ont renoncé à traiter l’utilisateur final comme un homo economicus purement rationnel et commencent à étudier de près ses émotions – grâce au design thinking notamment. Elles savent désormais qu’un nouveau produit ou service ne s’imposera pas de lui-même à l’utilisateur final sans d’abord prendre en compte ses besoins et désirs. Pourtant, face à leurs employés et partenaires directs, les organisations semblent perpétuer une approche techniciste qui consiste  à dire, en substance : le digital est l’avenir ; telle innovation de rupture est ce qui va reconfigurer le secteur ; qui réfléchit rationnellement doit le comprendre et idéalement, s’y adapter de lui-même.

C’est une approche qui rappelle la maxime de l’Exposition Universelle tenue à Chicago en 1933:

« La science découvre, l’industrie applique et l’homme suit. »

Affiche de l'exposition universelle de Chicago de 1933, intitulée "A Century of Progress". Pourrons-nous qualifier le siècle suivant (1933-2033) comme "un siècle de progrès"?

Cette phrase est peut-être une belle profession de foi, mais sûrement pas une description de la réalité, car l’homme, manifestement, ne suit pas toujours et pas seulement parce qu’il est un animal irrationnel cerné par des biais cognitifs. S’il ne suit pas, c’est souvent aussi pour des bonnes raisons, et tout à fait rationnelles.

Prenons deux exemples concrets et répandus pour l’illustrer.

Premièrement, si un employé considère que le nouvel ERP, progiciel stratégique d’une entreprise, est moins performant que l’outil qu’il utilisait précédemment pour accomplir ses tâches habituelles, il ne s’attardera pas à en comprendre l’intérêt global et l’utilisera le moins possible.

Deuxièmement, imaginons qu’une organisation décide de clamer haut et fort sa nouvelle devise « Tous innovateurs ! » pour inciter ses employés à entreprendre des projets disruptifs en son sein. Mais si les critères d’évaluation de la « performance » des employés, notamment au travers des fameuses évaluations annuelles, restent inchangées et focalisées sur le « business as usual » et la rentabilité à court terme, alors rares seront les employés qui franchiront le pas de l’intrapreneuriat même s’ils fourmillent de nouvelles idées.

Michael Gale, co-auteur du Digital Helix (2017), qui analyse les leviers de succès des transformations digitales, le résume ainsi :

« Tout le monde a dit que ça [la transformation digitale] a été un tournant dans la manière dont les gens interagissent, collaborent et travaillent, et si on ne passe pas du temps à changer de culture et à changer la façon de prendre des décisions, alors tout tombe à plat.»

Alors si vous êtes en train de réfléchir à la prochaine stratégie d’innovation de votre organisation, ou vous demandez pourquoi les résultats de la stratégie actuelle ne sont pas au rendez-vous, prenez un moment pour répondre à ces questions afin d’y voir plus clair (ou faites-vous aider d’un regard extérieur si les réponses ne vont pas de soi) :

  • Est-ce que je prends le temps suffisant pour expliquer à mes collaborateurs, à toutes les échelles, l’intérêt de la transformation interne en cours, non seulement pour l’organisation au global mais aussi pour les différents départements pris séparément ?
  • Est-ce que je m’assure que ces explications sont bien comprises (et autrement qu’en posant directement la question aux collaborateurs) ?
  • Est-ce que je fais une étude de l’acceptabilité sociale de l’innovation que je souhaite mettre en œuvre, non seulement auprès de mes clients finaux, mais aussi auprès de mes collaborateurs, et de mes partenaires immédiats (fournisseurs, intermédiaires…) ?
  • Est-ce que je suis prêt à prendre en compte des objections, résistances ou alternatives qui émanent de mes collaborateurs sur une innovation en cours de développement pour la modifier, y compris dans ses aspects techniques ?
  • Est-ce que je cartographie les différents types d’acteurs nécessaires à la réussite d’une innovation, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation (chercheurs, commerciaux fabricants, clients, utilisateurs indirects…) ?
  • Est-ce que pour chacun de ces acteurs, j’ai une méthode fiable pour comprendre quels sont leurs besoins, intérêts, peurs, défis ?

En répondant sincèrement à ces questions, vous aurez parcouru une bonne partie du chemin, un chemin qui vous mènera peut-être hors du familier et du connu, mais qui fera rimer innovation avec enthousiasme et réussite collective.

1. https://www.forbes.com/sites/brucerogers/2016/01/07/why-84-of-companies-fail-at-digital-transformation/

2. Arthur D. Little Survey, “Systematizing Breakthrough Innovation”, 2015

3. Tableaux de l’économie française : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2587886

4. Ibid, https://www.adlittle.com/en/Breakthrough_Incubator

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